Le Geste et la Parole

jeudi 5 octobre 2017 , par Joël Auxenfans

"Le geste et la parole" est le titre donné à ce premier travail de l’année. Il fait référence au titre du livre du célèbre anthropologue français, ancien directeur du musée de l’Homme, André Leroi-Gourhan, qui a écrit entre autres ouvrages essentiels pour comprendre les relations entre les civilisations et les formes qu’elles produisent celui portant justement ce titre : Le geste et la parole http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1966_num_7_1_2855.

Les élèves ont donc pu appréhender une grosse vingtaine d’images destinées à les aider à se poser la question double : qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que l’art ? En étudiant ces images et en cherchant à répondre à cette question, ils rencontrent des notions traitées parallèlement en histoire et géographie, en sciences de la vie et de la terre, en français...

Il s’avère que les oeuvres proposées, bien que d’autres eussent été tout aussi pertinentes (il existe des milliers d’oeuvres remarquables issues des productions humaines des différents moments de l’histoire), font avancer les élèves vers une situation d’eux-mêmes vis- à vis des différents héritages dont ils sont issus et dans le courant de l’histoire de l’art et dans son actualité.
Cette étude met les élèves en position de réflexion au delà de leurs ignorances, de leurs habitudes de pensée et de leurs éventuels préjugés, elle les place en position de créer à leur tour en connaissance de cause, en ouverture vers l’universel des formes de création et des moments historiques de la vie humaine depuis son apparition sur terre ... Outil d’émancipation, outil de tolérance, outil de création.

Le travail du projet "le geste et la parole" va en effet procéder en deux temps :

A) d’abord se nourrir de références historiques issues des collections publiques mondialement célèbres des musées nationaux d’art et d’archéologie, jusqu’aux collections modernes et contemporaines. D’abord analyser, comprendre, comparer les formes, les époques, apprendre à manier un vocabulaire de description à l’oral et par écrit, apprendre à prendre des notes dessinées et écrites, apprendre à composer sa page clairement, etc...

B) Ensuite, à partir de ces rencontres et de cette compétence multiple acquise, de cet ouverture des horizons, créer soi-même, en 2017, une représentation de l’humain qui participe aussi à la question de l’art. Cette phase les aide à se réaliser en tant qu’auteur, mais aussi à prendre conscience de la différence fondamentale entre une représentation artistique et le monde réel, les attitudes réelles qui n’engagent pas aux même exigences ni aux mêmes critères de liberté et de règles.

On est donc parti de très loin dans les origines de l’humanité, à savoir de la petite Vénus de Brassempouy ( fig. 1 dans le PDF joint à l’article), premier visage humain représenté connu, trouvé à la fin du 19ème siècle en France à Brassempouy, et qui a été datée par les techniques scientifiques de datation à 23 000 ans avant JC, autant dire 25 000 ans avant nos jours ! Cette sculpture est présentée dans les collections du Musée national d’archéologie de Saint Germain en Laye.

Les élèves ont pu constater que, déjà à cette époque si reculée, il était question de formes et de codes, d’exigences esthétiques, avec par exemple cet allongement du cou et cette coiffe quadrillée, signe d’une importance accordée à l’aspect extérieur. Gravée dans de l’ivoire, sans doute avec des outils de silex, elle a pu être polie avec du sable. Le remarquable ouvrage collectif publié chez Seuil en 2017 sous la direction de Patrick Boucheron, professeur au collège de France, "Histoire mondiale de la France", lui consacre un article.

Ces figurines préhistoriques ( fig. 2,3,4), toutes féminines, témoignent d’un culte à la fécondité, lié au contexte de mortalité extrême des populations à ces époques. On y dénote des "exagérations" des attributs et des formes liées à la maternité. C’est déjà un premier repère pour les élèves de ce que les formes artistiques peuvent être un moyen, par des déformations plastiques, d’exprimer les pensées, les idéaux d’une société humaine et d’individus, par le biais de la sensibilité.

Puis on a vu l’art des Cyclades ( fig. 5,6), îles grecques où se développa en 3000 avant JC, c’est à dire 5000 ans avant nos jours, une civilisation de la méditerranée tournée, elle, non pas vers la reproduction pour la survie, mais vers les étoiles (ces marins s’orientaient la nuit avec les astres), le cosmos, dans une géométrisation des formes essentielles, pures, lisses, éblouissantes de spiritualité, nous éclairant sur une véritable éveil de la pensée en ces temps lointains. Ces sculptures sont visibles au Louvre au département des antiquités.

Les Kouroï et Kore (jeunes hommes et jeunes filles en grec ancien) de la grèce archaïque (800 ans avant JC), visibles au musée national d’archéologie d’Athènes et au Louvre (fig. 7et 8), nous présentent le corps idéalisé, avec 8 fois la hauteur de la tête dans la hauteur du corps, ce qui est un allongement représentatif d’une idée de l’homme, à la fois grandeur et tragédie. Le regard est fixe, médusé, le sourire figé, le mouvement est une translation, bras raides contre le corps, et l’on ne sait pas si le corps avance ou recule : ces jeunes gens, qui représentent un idéal, se pensent comme mortels, et ont le regard rivé sur la mort.

400 ans plus tard, les sculptures classiques de Polyclète ou de Praxitèle (400 avant JC), visibles aux Musées du Louvre ou de Naples ( fig. 9 et 10), nous montrent une représentation de l’homme en complet déploiement dans l’espace, avec les bras levés, un poids du corps qui repose sur une seule jambe, provoquant un mouvement de balance de tout le corps, du bassin aux épaules, évoquant un mouvement souple et infiniment recommencé de danse, la puissance en ce qu’elle suggère une infinité de possibilités de mouvement et de choix : à ce moment, comme le dit Platon dans le Protagoras, "l’homme est la mesure de toutes choses". C’est l’époque de création des mathématiques, de la médecine (Serment d’Hippocrate), de la démocratie, de la justice rendue par des tribunaux, de la philosophie,...

Le culte du corps des grecs comme représentation d’un idéal, de proportions mathématiques (nombre d’or), relève d’une certaine idée de l’humain, déformée ou occultée entre temps par des siècles de religiosité monothéiste. C’est donc un profond malentendu et un anachronisme qu’il ne faut pas entretenir, que d’appliquer à la lecture de ces oeuvres du passé grec antique des catégories issues principalement des religions monothéistes, en particulier la culpabilisation et l’interdit par rapport au regard, à l’étude, à la prise en considération du corps humain.

C’est bien là le rôle de la vie intellectuelle et culturelle, des expositions, des centres de recherche scientifique, des institutions muséales, scolaires et universitaires que de dissiper ces incompréhensions, qu’elles soient ou non intentionnelles, en ces temps confus de médiatisation aussi massives que parfois approximatives ou obscurantistes.

Dans un souci de contraste, on a montré aux élèves les statues colonnes des portails de la cathédrale de Chartres ( fin XIIème siècle ; patrimoine mondial de l’UNESCO). Ces sculptures remarquables (Fig. 11) montrent les corps des saints, apôtres, rois ou prophètes issus des textes bibliques pris dans l’architecture. Ils sont longilignes, rigides, entièrement couverts d’étoffes, de drapés, qui créent des motifs graphiques verticaux, de nervures et de tracés inscrits dans le mouvement ana-basique (qui s’élève de bas en haut) de l’ensemble de l’édifice.

On lit sur ces magnifiques façades sculptées "comme dans un livre d’images", puisque presque personne à l’époque ne savait lire. On y discerne aussi les conceptions religieuses condamnant la dimension humaine corporelle et matérielle - conceptions religieuses qui peuvent agir encore plusieurs siècles plus tard sur les mentalités, en particulier à travers le patriarcat, et qui ont longtemps privé l’humanité de précieuses connaissances en particulier médicales, qui ont transité malgré tout via l’expansion de l’islam.

Quelques décennies plus tard, l’ange célèbre du portail de la cathédrale de Reims (Fig 12), fait, lui, entrer dans la figuration humaine de nouveau l’expressivité, un sourire éblouissant, une souplesse combinée à la spiritualité, à la lumière intérieure.

Avec la fin du Moyen-Âge, les Ducs de Bourgogne appellent les meilleurs artistes de leur temps à orner leurs architectures. C’est la cas du sculpteur Sluter qui a réalisé le fameux "Puits de Moïse" aux hospices de Dijon (fig. 13). C’est là encore une figure humaine accompagnant une architecture, mais elle s’y trouve plus libre de ses mouvements, plus individualisée, plus dans un dialogue que dans une inscription rigide. L’observation de la nature a pu reprendre, les plis des drapés sont généreux, les expressions plus vivantes... On s’achemine vers la Renaissance et vers un nouvel humanisme, à l’origine de la société moderne...

C’est à ce stade historique que les travaux de la phase A) ont été collectés, pour être notés.

Quelles sont les qualités plastiques des travaux et les acquis escomptés en termes pédagogiques ? Tout d’abord, certains élèves ont été aidés à dépasser leur complexe de "mauvais dessinateurs", ils ont été pris dans un flux de prises de notes graphiques et écrites qui a été prolifique et profitable. Ils ont parlé, observé, se sont écoutés (parfois !), et ont même débattu respectueusement quelque fois de leurs désaccords (en bonne démocratie). Dessinées, discutées, ces notions, ces rencontres de formes et de civilisations méconnues les ont enrichis. Elles deviennent un patrimoine imaginaire individuel et partagé, conscient et activé intellectuellement. De belles planches apparaissent, qui serviront de points d’appui pour d’autres occasions d’études ou de pratiques.

À partir de cette phase A), la suite des images parcourt la chronologie de la Renaissance au Baroque, au 18ème siècle, au 19ème puis 20ème siècle, jusqu’à une oeuvre récente des années 2000 en image vidéo. Cette partie, plus difficile à prendre en note mais intéressante à discuter ensemble, va être parcourue pour acheminer les élèves vers la phase B), à savoir pour chacun d’eux, aujourd’hui, "créer ici et maintenant, à leur tour, une représentation pertinente de l’humain en 2017".

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