Motif décoratif et erreur volontaire

travail en noir et blanc destiné à l’espace public

jeudi 2 octobre 2014 , par Joël Auxenfans

En partant du constat que les préfabriqués accueillant les élèves pendant la rénovation du collège Paul Eluard présentent les caractères de la standardisation la plus strictement et la plus étroitement fonctionnelle, on a pu observer qu’une certaine uniformité des espaces collectifs pouvait en découler.

Et la question du rôle que peuvent jouer les arts plastiques à l’échelle d’un ensemble d’espaces collectifs s’est posée. Peut-être, avec des moyens très sobres, par exemple des agrandissements par tirage numérique grand format (ceux qu’utilisent les architectes) de dessins d’élèves exécutés en noir et blanc, pouvait-on apporter une certaine intervention dans l’espace (appelée "in situ" parce qu’elle travaille justement l’espace concret dans sa perception physique) ?

D’autre part, le collège étant le lieu par excellence d’apprentissage de la règle (règlement intérieur, vie en collectivité, acquisition de savoirs et de savoirs faire, etc.), il semblait intéressant que les collégiens mettent en évidence visuellement une règle exprimée graphiquement sous la forme d’un motif décoratif, dont on sait qu’il obéit à un système de répétition rigoureux, comme c’est la cas par exemple pour les motifs d’un papier peint. Il y a là une vraie difficulté de dessin à répéter rigoureusement la même chose à la main, par le dessin.

Mais en rester là signerait un enseignement artisanal, qui donnerait à croire aux élèves que comme but ultime, le collège leur demandait de savoir répéter indéfiniment à l’identique un principe donné une fois pour toute. Manifester la plus parfaite acquisition des règles en même temps que montrer une capacité à s’interroger à leur sujet semble plus utile pour former des individus en mesure de créer à leur tour, à l’avenir, des règles nouvelles. Sans quoi l’humanité n’aurait après tout jamais dépassé le stade de la taille du silex, transmis fidèlement de génération en génération.

C’est ainsi qu’il a semblé intéressant que les élèves, à un certain endroit de leur dessin en noir et blanc répétant méthodiquement un motif décoratif de leur choix, rompent cette mécanique, en apportant, volontairement, un geste d’ "erreur" contrôlée, délibéré, venant de qui a déjà montré sa capacité à mettre le plus parfaitement en place la régularité d’un motif, pour mieux faire apparaître l’endroit où, justement, souverainement, ils manifestent leur liberté de choisir comment ils mettent en scène une apparente "erreur".

Une telle démarche demande une vraie maîtrise, car l’erreur ne peut se remarquer que si partout autour il ne s’en trouve aucune, sans quoi, ce n’est pas l’erreur à laquelle on assiste, mais au chaos, à l’indiscernable.

J’ai donné aux élèves l’exemple d’un ouvrier carreleur imaginaire qui travaillerait à la réfection du collège Paul Eluard et maîtrisant parfaitement son métier. Ayant un jour bien avancé son ouvrage, peut-être saisi par l’énergie du poète dont le collège porte le nom, et par pur plaisir de s’exprimer librement avec son savoir faire, il n’aurait plus fait oeuvre d’artisan mais oeuvre d’artiste, en carrelant, à la fin d’une grande salle qu’il avait régulièrement exécutée presque entièrement, une petite partie d’une manière inattendue, paradoxale, libre, comme bon lui semblait...Dans l’ensemble de son immense travail, sur toute la superficie, sa "folie" serait minime, mais par là même elle trancherait davantage.

Le chef de travaux, constatant après coup sa prise de liberté, lui aurait certainement "remonté les bretelles", mais qui sait si ce ne serait pas par la suite justement cette salle, où cet ouvrier exprima, un court moment, son désir et son expression d’homme libre et fier de son métier, qui deviendrait le lieu précieux par dessus tout de l’ensemble du collège. Car la valeur se fixe plus sur l’inattendu, l’inventivité et la rareté (et la vraie liberté des hommes, au milieu de toutes leurs contraintes, est une rareté) que sur la quantité parfaite et sans histoire de ce qu’une machine automatisée, finalement, exécuterait encore mieux à sa place d’ici quelques temps.
Ce sera sans doute cette salle où se presseront plus tard les curieux, les amoureux d’insolite, d’authentique et de vie, pour témoigner de l’attachement de la société humaine pour ce qui, au moment opportun toujours à défendre contre la critique ou l’inertie, toujours au risque de se tromper, sort à bon escient de la reproduction mécanique de la règle. C’est cette résistance inattendue à la convention qui peut produire, dans certaine conditions, une forme esthétique.

Je pense à ce sujet au film " La Solitude du coureur de fond (The Loneliness of the Long Distance Runner), un film britannique réalisé par Tony Richardson, sorti en 1962, d’après le roman de Alan Sillitoe, dans lequel, le protagoniste d’une course de fond à laquelle il s’est bien préparé comme manière de purger une peine d’enfermement suite à un vol, décide au dernier moment, alors qu’il gagnait largement la course devant ses adversaires appartenant à un autre collège réservé à la classe supérieure, de s’arrêter à dix mètres de la ligne d’arrivée. Sous les vociférations de la foule et de ses entraineurs et par pur liberté et plaisir, il laisse passer devant lui tous les coureurs, auxquels ils savait avoir déjà, sur toute la course, donné une bonne leçon. Cette manière de montrer une capacité excellente à la course et en même temps s’émanciper de l’esprit de compétition pour savourer la jubilation de créer l’inattendu participe d’une des dimensions les plus manifestes de l’art dans sa dimension moderne, à savoir sa dimension "déceptive" (provoquant une forme de déception).

De cette expérience, il ressort une esthétique, parfois touchante, presque cocasse, mais généralement assez bien maîtrisée, qui fait de l’accident un lieu décisif pour donner intérêt à une forme qui, sans cela, n’aurait été que fade, mécanique, routinière, mortifère... Il ressort aussi que le travail de l’élève peut créer chez le spectateur une forme d’indécision : est-ce une erreur, ou bien est-ce une erreur feinte, comme celle du comédien qui feint de tomber (alors qu’il a répété maintes et maintes fois pour donner cette illusion parfaitement), et alors c’est tout le contraire d’une erreur, c’est de la représentation.

Quelques-uns des meilleurs travaux d’élèves sont reproduits en de grands tirages papier (90 x 120 cm) et affichés sur les murs des couloirs du collège en préfabriqué.

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